Faut pas me courir sur le haricot

          [Libre adaptation du témoignage d'un Américain expatrié à Bangkok]

        Marcher sur place, c'est pas l'pied, et le problème en plus c'est que les autres finissent toujours par vous rattraper...


          Comme j'ai décidé pour la énième fois de perdre du poids, le matin je vais à la gym pour courir trois bons kilomètres sur le tapis roulant. Ça me prend quand même 45mn. Faites le calcul! C'est que je vais à mon rythme, piano, pianissimo, à telle enseigne que si je ralentissais encore, je pourrais remonter le temps.

          Bon, je vous situe le décor: la salle a deux rangées de tapis roulants. Râlez pas déjà, c'est un détail important. Il y a une rangée de sept machines tournées vers l'intérieur du local. On peut même regarder la télé tout en trottinant. Le problème, si vous êtes à l'autre bout de la rangée, c'est que vous courez le risque de dérailler à force de tendre le cou et de vous retrouver sur le ballast. Je sais pas si les vidéo-clips d'MTV méritent qu'on s'éclate la rate.

          L'autre rangée (huit machines, pas moins) donne sur la rue. C'est le côté que je préfère, ça me permet de profiter du spectacle (apocalyptique) de la circulation. Dans la salle où je m'entraînais avant, les tapis roulants donnaient sur la classe d'aérobics et rien que de voir tous ces petits lots en train de se trémousser, ça me fouettait le sang, mais quand ils ont déménagé les tapis pour les mettre face aux équipements de muscu, j'ai résilié mon abonnement aussi sec.


          Bref, la semaine dernière, je faisais mon petit jogging comme tous les matins. J'étais sur le tapis de droite, en bout de rangée. Ne baillez pas, c'est un détail important. Ça veut dire qu'il y avait encore sept machines inoccupées sur ma gauche. Tout à coup, y'a un gros lard qui monte sur le tapis JUSTE A COTE DU MIEN! Vous parlez d'un envahisseur!! Et mon espace vital, il en fait quoi?? Dans certaines cultures, une telle promiscuité est exclusivement réservée aux couples mariés, c'est dire!

          Je jette un coup d'oil à ma montre: il me restait encore 27 minutes de calvaire, et j'allais les passer à échanger des émanations corporelles avec cet abruti!! J'étais furax. J'ai même failli aplatir d'un coup de poing le bouton "Stop" de son tableau de bord pour le catapulter dans la rue à travers la baie vitrée, mais je me suis retenu, y'avait déjà suffisamment d'embouteillages et, heureusement, c'est là-dessus que j'ai pu reporter mon attention pour finir la séance sereinement.

          Plus tard, dans l'après-midi, j'ai raconté l'incident à Georges, mon chef de bureau: "Comment cet olibrius a-t-il pu avoir l'outrecuidance de monter sur le tapis juste à côté du mien alors qu'il y en avait 6 autres de libres dans la même rangée?!". Georges m'a demandé quelle aurait été ma réaction s'il s'était agi d'une top-modèle en body fluo. J'ai dû admettre que je me serais montré plus tolérant, mais je restais intransigeant sur le principe: on ne monte pas sur un tapis juste à côté de quelqu'un quand il y en a d'autres de libres plus loin, non mais!!

          Georges (ex-syndicaliste [parce que] promu cadre) me traita de petit bourgeois coincé, ajoutant même: "Tu n'est qu'un égoïste qui ne supporte personne". "Comment ça?" dis-je vexé. Et il se mit à me sortir des hypothèses du genre: "Peut-être était-ce son tapis préféré?". Son tapis préféré!! Première nouvelle, je ne savais pas qu'on pouvais s'attacher à ces instruments de torture!! "Ou peut-être voulait-il sympathiser?". Et puis quoi d'autre, j'en ai déjà assez de trimer comme un galérien, si en plus il faut faire la conversation avec le premier [blaireau] venu! Il m'aurait pas lâché jusqu'au vestiaire à me commenter le dernier match de foot, tu parles d'une plaie!

          A bout d'arguments, Georges me coupa net: "Écoute, ce mec paie comme toi pour s'entraîner dans ce gymnase, il a donc le droit d'utiliser le tapis qu'il voudra, et c'est point-barre, maintenant tu nous lâches avec ça!!". J'ai pas insisté, c'est le chef.

          Mais mine de rien, parmi les autres collègues de bureau, le débat éthique était lancé et les plus intelligents furent d'accord avec moi: mon espace aérien avait bel et bien été violé. Ma copine Sylvie me raconta comment une fois son mari était en train d'avaler des kilomètres sur place dans un gymnase placardé de miroirs quand, à moment donné il a surpris le type qu'il avait dans le dos en train de lui envoyer des baisers par miroir interposé. Voilà ce que j'appellerais "vouloir sympathiser", ça a au moins le mérite d'être clair.

          Mon pote Gérard était proprement scandalisé par l'attitude de mon "agresseur". Ce cher Gégé a même affirmé que cela équivalait à enfreindre la sacro-sainte règle dite "de l'urinoir" qui stipule qu'il ne faut jamais, au grand jamais, aller pisser dans un urinoir juste à côté d'un quidam en train de se soulager alors qu'il y a d'autres places libres plus loin. Ça ne se fait pas. Ou alors c'est très suspect. Il est également strictement interdit de parler pendant la miction, ou d'établir un contact visuel. Jamais. Quoiqu'il arrive. Vous devez fixer le mur jusqu'à la dernière goutte, même si un gus est en train de se faire trucider à 2 urinoirs du vôtre (comme dans le film Witness), faut respecter le protocole!

          Françoise, une autre collègue, a demandé, surprise: "Ah bon, les hommes ne se parlent pas en arrosant la porcelaine?!". "Mais en aucun cas!", dis-je, horrifié. Et elle de continuer: "Tiens, c'est bizarre, parce que nous les femmes, aux toilettes, on continue à bavarder d'une cabine à l'autre, et on se prévient avant de tirer la chasse, pour excuser l'interruption". Ah, c'est bien les meufs ça, tiens!!

          Et attendez, y'a aussi une drôle de chute: vous vous souvenez que mon chef (Georges) trouvait que j'avais carrément exagéré en parlant d'agression. Quelques jours plus tard, il faisait lui-même du jogging "stationnaire" dans son gymnase habituel et comme par hasard, une femme s'installe juste à côté de lui, alors qu'il y a des machines de libres plus loin (puisque je vous dis que c'est un détail important!).

          Georges regarde l'effrontée d'un œil torve, mais serre les dents, ne pouvant renier ses philanthropiques assertions. Et de fait, il se dit et se répète en lui-même: "Je ne suis pas déstabilisé, elle a autant de droits que moi dans ce gymnase, elle peut courir où elle veut, je ne suis pas déstabilisé.".

          Et ils étaient donc tous les deux en train d'allonger leurs foulées côte à côte, quand, au bout de quelques minutes, et selon les dires de Georges, "la bonne femme lâche un pet à [vous] tuer un bœuf, une salve de pesticide à côté duquel les gaz moutarde, défoliants et autres agents oranges ne sont pas plus nocifs que des parfums de supermarché".

          Et voilà mon Georges terrassé, à quatre pattes, en insuffisance respiratoire et au bord de la syncope. Qui a dit que Dieu n'avait pas le sens de l'humour?!

Raymond Vergé





14/04/2008
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